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MICRO-NOUVELLES

Lecture libre

SUR LA PLACE V.

La journée avait bien commencé, et vous voilà, avec cette histoire à faire froid dans le dos ! Moi, je n’ai rien à me reprocher. Je ne la connaissais pas, je ne l’ai même jamais vue. C’est dans le journal, que j’ai appris… Une jolie fille. Sur la photo. On vit une drôle d’époque ! Ce qui est curieux, c’est que je me trouvais tout près, au moment où ça s’est passé. Quand dix heures sonnaient, je débouchais des arcades, à l’autre bout de la place V. Là, dans l’angle, une femme chantait des succès populaires un peu datés.
Sur la place, des rivières de passants s’entrecroisaient parmi les éventaires du marché. Tout brillait fugacement, les boutons au coin des manches, les yeux rapides, les poissons sur les étalages. Elle devait sûrement être là, quelque part. Dans le flux vivant-glacé de la ville.
Je l’ai aperçue devant l’étal du boucher. Elle portait un manteau de laine trop fin pour la saison. Je suis sûr de ne jamais l’avoir rencontrée avant ça. Elle a croisé mon regard et elle m’a souri. Dire que si peu de temps après… Quelle époque ! Même la météo se dérègle. Déjà mars, et il fait de plus en plus froid. C’est pour ça que je ne suis pas du tout sorti de chez moi, ce matin-là.
Je suis resté devant la télévision. J’avais entrouvert la fenêtre pour fumer. Dehors, une femme chantait. J’ai regardé tous les programmes de neuf à onze heures. Je ne me suis même pas levé pendant les publicités : je pourrais presque vous redire les réclames dans l’ordre !
Mais ce n’est pas ça qui vous intéresse. Le brouhaha du marché montait jusqu’à chez moi. Je déteste les foules et les bousculades, mais la rumeur de la foule me plaît comme un secret qui se murmurerait à mon oreille : Là, tout près, sur le marché, frissonnant dans un manteau trop fin pour la saison, il y a une jeune fille qui…
Je l’apercevais chaque matin. Elle arrivait sur la place V. à bicyclette et en descendait pour traverser l’affluence du marché. Près des arcades, je tirais sur ma cigarette et la fumée allait se confondre avec les exhalaisons des bouches. Quand elle passait près de moi, mes yeux tombaient sur son sac à dos, cousu d’un écusson où on pouvait lire : La langue est un poisson de nuit.
C’est un poème. Un poème d’Antienna Blane, vous ne le connaissez pas ?
La langue est un poisson de nuit
À deux têtes il joue de mensonges
Changeant de forme comme un songe
Il nage dans la grotte aux dits
Qui sait la danse qu’il mène
Dans le noir bain de l’informulé
Et combien sourd est son parler            
Avant que s’ouvre la caverne.
J'ignore pourquoi elle avait cousu ça sur son sac à dos : je ne lui ai jamais adressé la parole. Allez savoir. Peut-être qu’il était vendu avec ?
D’accord, le poème est de moi. Vous avez deviné juste. De toute façon, je ne l’ai jamais vue d’assez près pour lire l’écusson. C’est juste une idée comme ça, qui m’a traversé la tête. Des idées ? Oh, oui, j’en ai souvent. Il faut bien se distraire : je passe la journée sur mon canapé devant la télévision alors... Sans vraiment la regarder, d’ailleurs. La plupart du temps, je coupe le son. Je ne sors pas, non. Avec ce froid, vous comprenez ?
C’est lorsque je lui ai demandé son nom que ça m’a fait drôle. Parce qu’elle a répondu Julie et moi, à chaque fois qu’elle s’engouffrait sous les arcades, je voyais distinctement écrit Daphné sur l’écusson de son sac. Julie. Du tac au tac. Elle m’a souri. Cette journée aussi, pourtant, avait bien commencé.
Elle s’est éloignée, tandis que la chanteuse de rue soulevait sa casquette. Je ne l’ai plus revue. La fille, je veux dire. Je n’ai plus pensé à elle. Jusqu’à cet article dans le journal. Vous dites qu’on lui a fendu la langue avant de la noyer ? Quelle époque !
Elle s’en est allée à pas rapides ; je l’ai rattrapée sur la place S. Des corps enveloppés de manteaux la dérobaient à ma vue, puis elle reparaissait, avec sa veste à grosse maille, qui laissait filer toute cette chaleur organique et vitale. Pourquoi ne se couvrait-elle pas davantage ?
Elle est descendue sur le quai du canal. J’ai lancé : Hé ! Daphné ! Elle s’est retournée. Elle a eu l’air gêné. Je me suis approché d’elle. Elle m’a souri et n’a pas osé reculer. La rumeur du marché s’était tue depuis longtemps. C’est un endroit paisible. Joli, depuis qu’ils ont aménagé les berges, à ce qu’on m’a dit. Bien entendu, moi, je ne sors pas. Seulement pour fumer. Mauvaise habitude, mais je ne peux pas m’en défaire.
Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Je ne l’ai plus jamais revue. J’ai parfois repensé à elle, les jours de marché. Je l’imaginais, ôtant son manteau pour se baigner dans les eaux de nuit du canal, nageant parmi les poissons. Mais c’était juste une idée, comme ça, qui me traversait la tête.

LE PASSAGE

Voiture 9, place 59. Je me laisse tomber sur mon siège, et le train s’ébranle aussitôt. Un voyageur est assis à ma droite, et deux autres me font face. Nous échangeons des regards polis en inclinant la tête, gênés comme des convives d’un mariage, attablés avec des inconnus. J’ai couru pour ne pas manquer le départ et j’ai peine à calmer mon souffle. J’ai soif, mais rien à boire. Le microphone débite sa litanie d’informations inutiles, chacun tend l’oreille pour écouter la destination du train comme s’il l’apprenait tout juste maintenant et opine du chef avec contentement. Oui, Lyon, c’est très bien, parfait. Côté fenêtre, mon voisin sort un ordinateur de sa mallette et prend un air affairé. La jeune fille en face roule son pull en boule contre la vitre, y appuie sa tête, et s’endort sur-le-champ. Seule la petite dame aux mains tachées de son me fixe et s’obstine à m’adresser des sourires engageants. Craignant soudain qu’elle n’ait l’idée de me faire la conversation, je me dépêche de fermer mes yeux.
Le sang bat à mes tempes, mon cœur cogne avec force. Mes poumons s’emplissent et se vident avec un bruit de chaudière — voilà pourtant plusieurs minutes que je suis assise. Il règne à l’intérieur de moi un incroyable vacarme et je me demande comment j’ai pu dormir une seule heure de ma vie. Mon bras me fait souffrir depuis le déménagement. J’ai dû porter quelque chose de trop lourd mais je ne m’en souviens pas. Nous n’avions qu’une journée pour vider l’appartement, ma sœur et moi. Nous avons tout emballé à la hâte, sans prendre le temps de nous émouvoir, trié les vêtements en parlant d’autre chose, pour conjurer le millefeuille de portraits en chemises qui défilaient dans notre mémoire, ravivés par le parfum tenace sur le tissu. Parfum de personne, désormais. Déménagement pour nulle part.
À 20 h, tout était terminé. J’ai refermé la porte, en m’accrochant un instant au chambranle. J’ai vacillé, prise de vertige à l’idée que la vie d’un homme tienne en onze cartons vite ramassés. Petits objets, chacun à sa place, tiroir de table de nuit, alignement de bouteilles dans la salle de bain, bol rempli de babioles dans l’entrée. Intimité de la disposition dans l’espace de chez soi. Projection d’une identité singulière : anéantie.
Le contrôleur me tapote l’épaule et je sursaute violemment. La petite dame aux taches de son me sourit avec indulgence pendant que je cherche mon billet. Le contrôle terminé, je peine à me remettre et mon cœur tambourine à nouveau comme une bête prise aux lacs. Je voudrais dormir mais ma pensée ne s’évade jamais très loin. Elle tire sur sa bride et tourne autour du piquet, puis revient à son point de départ. Mes chaussures et mes vêtements me serrent. L’odeur fade des sièges me donne la nausée.
J’ai volé une écharpe. Chez mon père. Pendant que ma sœur était occupée. J’ai respiré son mélange caractéristique de tabac ancien et de parfum élégant et, sans réfléchir, je l’ai fourrée dans mon sac. Je ne sais pas quoi faire, maintenant, de cette grenade mémorielle. Proust n’en aurait jamais voulu. Au lieu d’une lente remontée des souvenirs ranimés un à un dans les délicatesses du palais, un choc des sens, une plongée directe dans l’étreinte révolue. Une inspiration pour recevoir en pleine figure toutes les embrassades de gares et d’aéroport, les jours de diplômes, les jours de l’an, les consolations d’enfance, revenues toutes à la fois me frapper le cœur. La déflagration se prolonge et ne s’arrêtera plus.
Le train longe la mer, resplendissante et glorieuse sous le soleil. Je m’interdis de tourner la tête vers sa beauté. Elle me semble fausse et insolente. Les éclats d’argent persistent à se frayer un chemin jusqu’à mes rétines et je serre les paupières. NON.
J’ouvre les yeux. Plusieurs arrêts sont passés sans que je m’en aperçoive, la petite dame n’est plus là. Il pleut à présent, et le train file dans une brume de vapeur blanche. Essoufflée comme si je tirais moi-même les wagons, je ressens l’effort du mouvement. Mon bras me fait mal et la soif éveille la migraine au fond de mon crâne. Il fait sombre. Les néons clignotent avant de s’allumer pour de bon, et je me sens soudain dégrisée, décillée. Mes yeux errent sur les visages des autres passagers. Je les vois décolorés, grisâtres, et le jour n’est pas si loin où leur vie tiendra en onze cartons. Ça me semble impossible, pourtant. Plutôt : intolérable. Une sorte de colère me fait trembler. Je crispe la mâchoire pour ne pas laisser mes dents s’entrechoquer. Je reste longtemps dans cet état de rage contenue.
Le ciel s’éclaircit à l’approche de Lyon. Les toits mouillés miroitent faiblement comme les joues après les pleurs. Le train passe au-dessus du parc où la verdure redouble de vie et de couleur, gorgée d’eau fraîche. Je cligne des yeux, éblouie, hébétée, non comme au sortir d’un rêve où tout redeviendrait comme avant, où le monde retrouverait son aspect familier, mais comme en arrivant dans un pays nouveau, où le ciel même semble un autre ciel. Égarée dans ma propre ville, je ne reconnais pas les lignes et les routes. Le train engage son ralentissement interminable et le temps se métamorphose. Quatre tunnels défilent au-dessus de ma tête. Quatre plongées. Quatre questions soufflées à l’âme.
Un. D’où viens-tu ?
Deux. Qu’as-tu vu ?
Trois. Peux-tu l’admettre ?
Quatre. Iras-tu voir la mer ?
Je suis la première à sortir du wagon. Dans la vitrine qui me fait face, je regarde descendre l’étrangère revenue de mon voyage.

Micro-nouvelles: Profession
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