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LE FIANCÉ DU FEU

Sélection Prix Hors concours 2021

Lorsque son père est arrêté pour son soutien aux Républicains, et que sa mère quitte précipitamment le pays, Juan se retrouve dans un orphelinat franquiste, en compagnie de son jeune frère, Luis. De fugues avortées en petites révoltes, les enfants ne rêvent que de quitter cet endroit.

Pour Juan et Luis, les portes finiront vraiment par s’ouvrir : après une évasion mystérieuse et un long voyage jusqu’à la frontière française, ils se mettent en quête de leur mère. Ils retrouvent sa trace à Decazeville, mais la femme qu’ils rencontrent ne ressemble en rien à l’image tendre qu’ils s’étaient formée…

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À l’autre bout de la ligne du temps, sa petite-fille, Emmanuelle, tente de reconstituer son histoire à partir de récits familiaux souvent tronqués ou faux. Il laisse derrière lui un secret qu’elle rêve de déceler, surtout depuis qu’elle-même porte la vie. Entraînée par cette formidable machine à rêver qu’est la transmission orale de la mémoire, elle recrée le passé et lui redonne vie.

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Ainsi, plusieurs voix s’entremêlent et tournent autour du silence de Juan. À défaut de le percer à jour, chacun d’eux y trouve, comme dans un miroir, la clé de sa propre énigme.

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Le fiancé du feu: Presse

UN PAS DE VOLTIGE AU BORD DU VIDE

Pili – 1962


     Là-bas, les lanternes brillent sur la place. Les danseurs tournent devant l’orchestre comme des figurines de boîte à musique. Je marche comme dans un rêve. Il y a si longtemps que Juan ne m’a pas emmenée au bal ! Des années ! Il me tient le bras, pendant qu’on descend la rue. Il m’a payé une robe magnifique. Ça me rappelle nos débuts, les samedis en cachette, quand je faisais le mur avec Nina, pour le retrouver. D’ailleurs, ça me fait tout drôle qu’elle ne soit pas là. C’est vrai que depuis que sa tête ne tourne plus rond, on ne s’est plus promenées ensemble. Et c’est vrai aussi que depuis plus d’un an, je n’ai presque pas quitté la maison.

     On entre dans la fête. Plusieurs danseurs tournent la tête vers moi. Eh ! Je ne suis pas encore trop moche ! Tiens, il y a même Serge qui sert les verres sur la terrasse de l’hôtel ! Sans blague ! Il n’a pas bougé depuis dix ans, celui-là. J’irai lui parler, tout à l’heure, pour embêter Juan. Un Å“il pour un Å“il, une toquade pour un béguin.

     Juan me prend par la taille et m’emmène sur la piste. Il n’a pas perdu le coup ! Il me sourit. On tourne ensemble, et toutes les lumières se mélangent autour de moi. Les couleurs défilent, la musique s’accélère. Ma tête s’étourdit, mais ce n’est pas désagréable. Je rate un pas, mes pieds se pressent mais je ne tombe pas, j’ai l’impression que je pourrais plutôt m’envoler. Après deux ou trois danses, je commence à avoir chaud, et Juan m’offre un verre à la terrasse.

     â€” Tu es contente ? me demande-t-il.

     â€” Oui, ça m’avait manqué, tout ça…

     â€” J’avais presque oublié ton sourire.

     â€” Peut-être parce que tu regardais de l’autre côté.

     Je n’ai pas pu m’empêcher de répliquer, et Juan se tait. Mais je me sens gaie, ce soir, et je veux boire du champagne. C’est Serge qui vient prendre la commande et je lui lance un clin d’œil. Juan rigole :

     â€” Voilà autre chose ! Si tu voulais t’en trouver un autre, il fallait le dire !

     â€” Et tu m’aurais laissée ?

     â€” Non, je lui aurais cassé la tête !

     â€” Tu ne manques pas de culot ! Après la perdrix !

     Je fais mine de monter sur mes chevaux, mais je me sens heureuse et belle. Après des mois presque sans sortir de la chambre, le ciel me paraît plus grand que dans mon souvenir. Je te jure qu’il est plus grand ! Il fait tiède et les bulles de champagne font pencher le sol. J’appuie ma tête sur l’épaule de Juan et je ferme les yeux. Je lui dis sans les ouvrir :

     â€” Tu vois, ce n’était pas la peine de vouloir me coller ces calmants. Là, je suis calme. Il fallait m’emmener au bal.

     â€” Un peu trop calme, oui ! Allez, on ne va pas rester sur une chaise !

     Il m’entraîne parmi les couples qui voltigent. Mes jambes manquent de flancher, mais je me laisse porter. Je trébuche, mais je fais de mon mieux pour tenir le rythme du rock. Je veux rendre Juan fier. Ce soir, il n’a d’yeux que pour moi.

     Sans crier gare, la figure de Claxton surgit au milieu de la foule. Il traverse la piste, et va s’asseoir sur la terrasse. Il serre la main de Serge, qui lui offre un verre. Je vois de loin qu’il refuse l’argent d’un geste de la main. Ay ! Celui-là, il pleure à tous les enterrements ! Il est toujours dans les parages, à ne rien faire, et à manger et boire sans payer !

     Dès que je l’aperçois, je me sens comme un paquet de nerfs. Je mets un bon moment à me rappeler pourquoi : la dernière fois que je l’ai croisé, c’était dans le hall de l’hôpital. Le bal me semble soudain très bruyant. Je regarde autour de moi. Les femmes sont laides comme des macaques. Elles rigolent en s’accrochant à leurs maris qui soufflent sous l’effort. Où sont passés les belles jeunes filles qui virevoltaient tout à l’heure avec leurs cavaliers ? Quand sont arrivés ces valseurs de carnaval ? Aucun d’eux ne sait danser, ma parole ! À l’autre bout de la place, Serge me sourit et je fronce les sourcils. Il a la tête bien enflée, celui-là : je suis avec mon mari !

Tout à coup, un bébé se met à pleurer quelque part. Il crie de plus en plus fort, et on n’entend plus que ça par-dessus l’orchestre. Je le cherche des yeux. Qu’est-ce qu’elle fait, sa mère ?

     â€” Qu’est-ce qui t’arrive ? demande Juan. Tu manques un pas sur deux !

     â€” Ce sont ces cris, qui me déconcentrent. Quelle idée de venir au bal avec un bébé !

     Juan s’arrête net.

     â€” Un bébé ? Il n’y a pas de bébé, ici…

     â€” Tu crois que ça vient d’une chambre de l’hôtel ?

     Je me tourne pour tenter d’apercevoir une fenêtre ouverte.

     â€” Personne ne crie, Pili.

     Je cligne des yeux. L’image de Juan tremblote. Les lumières me brûlent les yeux. Comme on reste en plantons sur la piste, les autres danseurs nous bousculent. Une femme grosse et en sueur me marche presque dessus ! Il fait trop chaud sous les lampes. J’ai besoin d’air, j’essaye de quitter la foule, mais je trébuche sur un pavé. La chute n’en finit pas, je jurerais qu’elle dure toute la vie. Je tombe, tombe, tombe…      Ma tête cogne sur le sol. Je reprends connaissance à la terrasse des Voyageurs. Serge a apporté de la glace, que Juan m’applique sur la tempe. Juste à côté, l’autre sauterelle de malheur sirote son verre en me regardant comme on jette un Å“il aux réclames de la télévision. Sans vraiment voir.

     L’air inquiet, Juan me pose des questions que je n’entends pas. Je ne comprends pas pourquoi il s’affole : c’est une très belle fête. Une très belle nuit, et une très belle fête. J’observe le bal aux mille couleurs. Les danseurs tournoient avec grâce. L’orchestre entraîne tout le monde. C’est une très belle fête, mais il n’y a pas de rose sans épine.

Le fiancé du feu: Texte

ROUGE (CHAPITRE PREMIER)

Luis – 1948


     Ce n’est pas juste. Ce n’est pas ma faute. Quatre heures que je marche sur le rebord du toit. J’égrène les pas, dix, encore dix, jusqu’à cinquante, et trois fois encore ça. À l’infini. La corniche large comme mon pied. Faire attention dans les angles. Ne pas tomber. Ne pas baisser les yeux, sinon le coup de poing.

     En bas, dans la cour de l’internat, deux pensionnaires chantent le Cara al sol dans la chaleur de plomb. Bras levé. Drapeau hissé.

     Ici, on est tous des fils de rouges. Paraît que ça se voit sur notre figure. C’est la sÅ“ur Antonia qui le dit. À nos joues enflammées, à nos yeux où brillent des rêves d’incendies. Quand on récite les leçons, quand on répète le Salve Regina, quand on joue tout bas dans la cour brûlante, toujours notre voix sonne rouge. Toujours.

     C’est la maladie de nos pères et de nos mères, qui infeste notre chair et notre âme. La discipline et la prière : c’est le seul remède. Chanter, marcher sous le ciel ardent, évacuer le venin rouge. Jusqu’à ce que notre sang brûlé coule noir comme la mort.

     Il est midi. Le soleil me crible la peau. Un soleil de justice. Ne pas tomber. Au pied du mur, une ombre mince s’échappe des pierres noires de l’internat.

     La tête me tourne.

     Ce n’est pas ma faute. Je n’ai pas lancé le message, mais je sais qui l’a fait. Ils comptent sur moi pour le dénoncer. Je ne dirai rien. Juan serait déçu de moi si je parlais. Il ne me ferait pas de reproche : c’est mon frère, après tout, mais il me trouverait lâche. Il ne m’aimerait plus et ne voudrait plus garder mon secret.

     Ce matin, l’un des garçons a lancé de la fenêtre de l’étude un avion en papier. Pas un simple pliage en pointe, mais une parfaite réplique miniature de biplan. Qui faisait penser à un Polikarpov R-Z, comme ceux qu’on voyait pendant la guerre. Avec la grande dérive et tous les détails. Un vrai chef d’œuvre. Sur l’aile droite, le lion sans couronne. Et sur l’aile gauche, la senyera catalane. Ça, c’est du Rodrigo tout craché. C’est lui, le rebelle de l’internat, pas moi ! Un dessin qui criait : ¡No pasarán! Cette nuit, la rumeur a couru qu’un vent formidable soufflerait aujourd’hui. Une tempête comme on n’en avait encore jamais connu. Sûr que l’avion irait loin ! Alors à la première brise, il est monté à l’étude et a jeté son avion. Il est retombé tout de suite. Au milieu de la cour. Juste au pied du drapeau. Du Rodrigo tout craché.

     Ne pas regarder en bas, la place où j’irai m’éclater la tête, si je glisse, si je m’endors. Au pied du drapeau. Ne pas y penser. Le sang sur le pavé, rouge – rouge comme la maladie de nos parents. Je ne me souviens pas vraiment de maman. En tout cas, je ne me rappelle pas qu’elle ait été malade. Peut-être qu’on me cachait son état parce que j’étais trop petit. Peut-être.

Je crois bien qu’elle était très gentille. Juan n’en parle jamais. Il avait pourtant déjà huit ans quand elle est partie, et qu’on a été placés ici, la mémoire fonctionne à cet âge. Mais ça lui fait sans doute de la peine de penser à elle, maintenant qu’elle n’est plus là. Ou alors il ne veut pas me rendre jaloux, moi qui n’ai rien gardé d’elle. Maintenant, ce sont les sÅ“urs qui s’occupent de nous. La plupart des autres garçons ont aussi tout perdu de leurs premières années. Ici, l’air est si chaud ! Les souvenirs s’évaporent. Il y a les chants et les récitations, les leçons, les récits glorieux du passé de la grande Espagne, les histoires des saints et des martyrs, les paroles flamboyantes des Évangiles, les tournures étranges de l’Ancien Testament, et nos pas cadencés qui résonnent dans les couloirs de l’internat. Notre tête est toujours si pleine de mots et d’images ! Il n’y a plus de place pour les souvenirs. Certains ont même oublié leur nom. Je ne pensais pas que c’était possible. Moi, je m’appelle Luis, je n’ai pas de doute à ce sujet.

     Je ne dirai rien, pour l’avion de Rodrigo. La sÅ“ur Antonia ne le battrait même pas. C’est un cas grave, elle l’enverrait sûrement en psychopé, avec les fous et les arriérés. Juan ne serait pas content. Juan me défend toujours, il empêche les autres de me battre. Il m’aime et me protège. J’ai de la chance de pouvoir me serrer dans son ombre. Juan est fort, personne ne veut se bagarrer avec lui, alors on me laisse tranquille, la plupart du temps. Quand je croise un autre garçon, à l’étude ou dans le dortoir, je l’entends murmurer entre ses dents. Traître, couard, vendu, dégonflé. L’autre nuit, j’ai rapporté à Antonia que le petit Emilio avait souillé son lit. Depuis, ils m’en veulent. Mais ça sentait mauvais ! Elle aurait bien fini par s’en apercevoir et ce serait revenu au même. Cette fois, je me tairai.

     La chaleur ruisselle dans mes yeux mais je ne pleure pas. Juan dit qu’il ne faut pas. Dix pas, dix pas à nouveau, dix pas encore... Juan aussi a un secret, mais je ne le connais pas. Même la nuit, à l’heure des confidences dans le dortoir, la gorge sèche à force de murmurer sans faire remuer l’air pour ne pas être entendus de la sÅ“ur Antonia, il me cache encore quelque chose.

     Il n’était pas comme ça, avant. Quand nous vivions encore tous à T., dans la grande maison. Il causait avec moi. Il savait bien s’exprimer. Il m’apprenait tout ce que j’ignorais – mais c’est seulement parce qu’il a deux ans de plus, pas parce que je suis idiot, il ne faut pas croire. Il cavalait dans les étages, se jetait dans les bras de l’ancien pour l’embrasser. Et Juan était son préféré, ça, c’est sûr. Je ne me rappelle plus tous les détails, mais je me souviens de ça. Il le gâtait et le cajolait, et je crois que j’en étais même un peu jaloux. Mais j’étais heureux quand même. Je n’avais pas de secret. Juan non plus. Nous étions des enfants pour de vrai. J’ai peut-être rêvé tout ça. Peut-être.

     Le soleil se déverse sur ma tête et je ne sais plus ce que je pense. Dans la cour, les deux garçons ont fini de chanter. À chaque fois que je cligne des paupières, des taches de lumière dansent sur le paysage comme des avions en papier d’aluminium. Les mûriers sauvages du vallon brillent comme s’ils allaient s’enflammer.

     Encore dix pas jusqu’au coin, quinze sur le côté le plus long, dix, quinze encore, ça fait cinquante. Cinquante pas, tout rond, pour faire le tour du toit. J’ai envie de réciter le rosaire mais je résiste à la tentation. Juan trouve que je me consacre trop aux obligations religieuses. Il dit que tout ça, c’est des bêtises. Quand je chante le Salve Regina et que les larmes me viennent, il me regarde même avec colère.

     Moi, j’aime bien les récitations. Et j’aime bien la Vierge Marie. Parfois, je me demande pourquoi ils nous parlent tant d’elle. On chante gloire à la Reine qui berce et console, mais personne ne berce, et personne ne console. Un berceau de ronces. Les épines du soleil dans les yeux, je ne vois plus très bien ce qui m’entoure. Je ne dirai rien. Même si j’ai peur de mourir. La sÅ“ur Antonia dit que les enfants qui meurent sont aimés du Seigneur, mais j’ai peur quand même. Qu’est-ce que je dirai, s’Il demande pour le petit Emilio ?

     Le père Eladio vient prendre la relève, pour me surveiller. La chaleur cogne si fort à mes tempes que je crois un instant avoir reçu un coup de poing. Mais il n’a pas bougé de son poste. Il me fixe. Je le sens sur ma nuque. Ce n’est pas juste. Je n’ai pas lancé l’avion. Mais je sais qui l’a fait. Du Rodrigo tout craché.

     Maintenant, le vallon s’illumine tout entier, les buissons de mûriers sauvages flambent tous à la fois sur la terre blanche. Mes yeux cherchent une apparition dans l’éblouissement. Mais j’ai beau fouiller la lumière, pas de drapé bleu ni de visage plein de miséricorde.

     Brusquement, je sens que c’est là. Maintenant. C’est le frisson avant-coureur. Je lève mon pied et le monde bascule en dessous. Mes lèvres desséchées se détachent l’une de l’autre, dans un petit bruit net. La gorge me brûle. Un son s’échappe avant que j’aie pu le retenir. Roule dans l’air. Le silence s’écroule.

     Mes chevilles tremblent ; bref vertige ; je cligne des paupières, et je m’aperçois que je suis encore debout. Malgré l’air suffoquant, mon corps trempé de sueur ne s’est pas effondré. Je n’irai pas encore aujourd’hui me fracasser le crâne sur le sol de la cour. Mes jambes n’ont pas fléchi. Seulement mon courage.

     Le père Eladio s’est levé quand j’ai dit : « Rodrigo Â». C’est fini.

Le fiancé du feu: Texte
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